Souvenirs d'un ami
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Valence, 22 octobre 2020
Voici un an que Marco disparaissait dans un dernier nuage de fumée. Peut-être vous souviendrez-vous qu’il nous avait un jour reçus dans sa maison de pisé d'Ouled M'taa, près d'Amizmiz, face à l'Atlas. Avec force contorsions, il nous avait invités à grimper à l’étage où nous prenions un verre, assis dans son salon. Le lecteur de disques égrenait les suites pour piano de Haendel jouées par Racha Arodaki. Je ne connaissais pas cette interprétation et me demandai ce qui avait dicté le choix de notre hôte. Sous les doigts de cette pianiste d’origine syrienne, les fioritures baroques se paraient ce jour-là de délicatesses propres aux vocalises arabes et aux ornements du oud. Un pont était lancé entre l’Europe du XVIIIème siècle et l’Orient. Tout mélomane se cherche en s’entretenant avec l’interprète et je n’eus bientôt aucun doute que Marco trouvait à travers le dialogue auquel il nous avait ainsi proposé de participer, de quoi réconcilier en lui les valeurs traditionnelles auxquelles son éducation classique l’avaient exposé et son attachement pour la culture et la civilisation du Maghreb.
Lecteur familier du Coran, il excellait à apporter des nuances à sa compréhension et l’on pouvait se sentir chez lui comme si l’on avait été un visiteur de Louis Massignon ou de Denise Masson. Épris comme celle-ci de la culture arabe, il avait comme elle décidé de s’installer à Marrakech puis avait fait bâtir la maison que nous avons connue à Ouled Mtaa, loin de l’agitation de la médina. Je ne sais ce qu’est devenue cette demeure. J’espère qu’on l’entretient comme il se doit et qu’on veille sur les oliviers et sur les roses qu’il importait jalousement d’Europe et dont il égrenait les noms avec délectation. Madame Alfred Carrière, Ghislaine de Féligonde, Zéphirine Drouin, lorsqu’il le mes présenta, me parurent moins des variétés florales que les seules compagnes féminines auxquelles il accordait un droit de séjour dans sa propriété.
Nous le connaissions homme d’esprit, conteur agréable, prêt à défendre avec pugnacité ses points de vue. Il y avait aussi en lui une forme de dandysme que soulignaient ses manières de parler, de se mouvoir, de se vêtir même, manières qu’il employait peut-être à compenser le sentiment de n’avoir pas un physique avantageux. Il portait des vêtements déjà anciens, acquis au temps où il était plus fringant mais qu’il continuait d’enfiler, moins soucieux d’élégance que de loyauté ou de regret à l’égard de ce qu’il avait été, et d’un blanc qu’il aurait aimé immaculé mais ne l’était pas toujours. La couleur est réputée pour ses effets grossissants et j’avoue m’être souvent interrogé sur ce qui poussait Marco à se vêtir ainsi. Sans doute se souciait-il d’économie ; son retrait du monde avait aussi, je crois, accru sa simplicité ; enfin peut-être y avait-il dans cette tentation de ceindre au plus étroit ses formes, une manière féminine, comme s’il eût voulu accroître le sentiment de sa rondeur.
Je revis Marco en novembre 2018 alors que mon épouse et moi-même venions de décider de nous séparer. Je passai 3 jours auprès de lui. Nous déjeunions et dinions frugalement. L’anonymat de sa retraite campagnarde était rompue le dimanche lorsqu’il se rendait à la messe, moins m’a-t-il toujours semblé, par fidélité au dogme catholique que par loyauté avec ses origines. Je ne saurai dire d’ailleurs dire qui, du moine ou du militaire, l’emportait chez lui. A Ouled Mtaa, il s’absentait la plupart du temps dans la contemplation enfumée de la télévision qui diffusait en boucle son chapelet d’informations. Ce qui m’apparut alors avec netteté, c’était sa mélancolie ; quelque chose comme l’aveu d’un inaccomplissement, le sentiment qu’autour de lui la médiocrité gagnait du terrain, le regret d’une candeur perdue que rien n’exprime mieux que son amour des roses. Quand je songe à cette passion botanique, je ne peux manquer d’entendre Rilke, lui aussi grand mélancolique et amoureux des roses et qui écrivit un recueil, Roses, dont voici deux passages :
V
Abandon entouré d'abandon,
tendresse touchant aux tendressesɉ۬
C’est ton intérieur qui sans cesse

se caresse, dirait-on ;
se caresse en soi-même,

par son propre reflet éclairé.

Ainsi tu inventes le thème

du Narcisse exaucé.
X
Amie des heures où aucun être ne reste,

où tout se refuse au cœur amer ;

consolatrice dont la présence atteste

tant de caresses qui flottent dans l’air.
Si l’on renonce à vivre, si l’on renie

ce qui était et ce qui peut arriver,

pense-t-on jamais assez à l’instante amie

qui à côté de nous fait son œuvre de fée.
J’écoute à présent le menuet en sol mineur de la 1ère suite de Haendel. La musique baroque m’a toujours inspiré une joie sereine. Le contrepoint sur lequel elle échafaude ses envolées est un tremplin d’où vient planer une sorte de rêve. Le temps m’apparaît suspendu. Aujourd’hui, il me ramène à Marco. Qu’il repose en paix.