Farts : l’air du temps
- pierre-andré dupire
- 25 oct. 2016
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 déc. 2019
West Palm Beach, 12 octobre 2016
J’ai parlé du pétomane Joseph Poujol. Il incarnait une belle tradition qu’on a laissée se perdre et qui a cédé le pas à une connaissance intellectuelle bien éloignée des gestes qui la fondèrent voici des siècles. Je n’ai pas souvenir que mon père, qui n’avait que 10 ans lorsque Poujol se retira, ait jamais assisté à l’un de ses spectacles mais, entretenant ce savoir à sa manière, il m’enseigna le nom de quelques espèces de pets dont j’ai toujours en mémoire les sonorités évocatrices : lof, catalof, piridium, piridium sit cum, piridium strazza linsore,”le pet qui salit le linge”, traduisait-il avec délectation. C’était du latin de cuisine ou de l’italien de cabinet, comme on voudra, mais cela avait un relent scientifique qui en imposait.
Ce besoin de classer est une des plus hautes vertus humaines. On la trouve partout en action : chez le placomusophile comme chez le botaniste, la cuisinière comme le médecin. Elle fait de l’homme cet être épris d’ordre qui aspire à mieux comprendre le chaos universel. De la classification des espèces vivantes par Carl von Linné à celle des capsules de bières, de l’étagère à épices et à condiments au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, c’est un même idéal qui s’exprime depuis des siècles.
Et la forme peut bien changer, le fond reste. On critique les classifications trop rigides; on délaisse Linné et sa hiérarchisation d’espèces en genres, familles, ordres, classes, embranchements et règnes; on préfère dévaginer les papillons au motif que c’est dans l’anatomie de leur appareil reproducteur que seraient les vrais critères permettant de distinguer les lépidoptères; bref, qu’on me pardonne le mot, on papillonne un peu à la recherche de nouveaux flacons pour assouvir la même ivresse. Le rangement est plus qu’une qualité, c’est un art de vivre. On en fait même des livres.
On a un peu oublié Linné mais on a gardé sa nomenclature. Sans elle, Panthera leo ne serait qu’un triste sire, Canis lupus familiaris, le meilleur ami de l’homme mais un ami dans le besoin, et Canis lupus ne serait peut-être un loup que pour le loup lui-même et non pour l’homme. La classification de Linné fait suivre un substantif latin en majuscule pour le genre d’une épithète en minuscule pour l’espèce, voire de deux quand on veut définir une variété particulière. Cela fait sérieux car quidquid latine dictum sit, altum sonatur (quoi qu’on dise en latin, ça sonne profond).
Je regrette qu’on ait abandonné l’usage de la langue latine, qu’on a donnée pour morte alors même qu’elle qualifiait tout ce qu’il y a de vivant en ce monde. Les scientifiques lui préfèrent aujourd’hui l’anglais. Mais certains rêvent toujours de voir leur patronyme associé à quelque nouvelle espèce. Ainsi a-t-on récemment uni Mick Jagger à un escargot de mer fossile (Anomphalus jaeggerius) et les Beatles à d’autres espèces elles aussi disparues (Avalanchurus lennoni, Avalanchurus starri , Struszia harrisoni, Struszia mccartneyi). On a pareillement marié Franck Zappa à une araignée (Pachygnatha zappa) alors même qu’il rêvait qu’on l’unisse à une méduse. Et ce latin de laboratoire est aussi un moyen d’expression politique. Des entomologistes américains ont ainsi sournoisement réquisitionné les patronymes de Georges W. Bush, Donald Rumsfeld et Dick Chenney pour identifier spécifiquement des coléoptères vivant dans des milieux en décomposition et se nourrissant de parasites (Agathidium bushi, Agathidium cheneyi, Agathidium rumsfeldi).
On me pardonnera ce bien long détour qu’on comprendra mieux tout à l’heure quand j’aurais fait part de deux témoignages récents de cette verve classificatrice appliquée aux flatulences et que j’ai découverts dans une boutique de cadeaux de West Palm Beach, Floride.
Sous le nom de Fifty Farts (cinquante pets), le premier se présente comme un jeu de cartes. Mais c’est avant tout un guide, une encyclopédie de poche recensant cinquante entrées (sorties serait le mot plus juste) de flatulences “classées de manière à pouvoir aisément être discernées, diagnostiquées et interprétées.” C’est la “taxinomie appliquée à l’expulsion rectale et aux processus digestif de l’homme.” C’est une “étude approfondie du voyage des flatulences à travers les intestins ” une “analyse unique des vibrations du sphincter anal” et de leurs relations avec la contraction des fesses. Je déplore qu’il soit en anglais. A défaut, on trouve associé à chacune des espèces de pets recensées, sa traduction en langue phonétique et une évocation de son champ lexical. Cela confère une aura de sérieux à la chose comme on peut le voir ci-dessous :

Le second est un petit ouvrage de vulgarisation édité par la très sérieuse maison Becker & Mayer qui a pour vocation les livres scientifiques pour jeune public. C’est le fruit d’un long travail de recherche mené par Crai. S. Bower, journaliste après avoir été professeur d’histoire naturelle, qui s’est associé pour l’occasion avec ses enfants, Malcom, 5 ans et Aodhan, 8 ans. Il porte le titre de Farts, a spotter’s guide (Pets, guide de l’observateur). Cartonné, accompagné de dessins, c’est un audio-guide qui répertorie 10 espèces de pets, chacune accompagnée d’un échantillon sonore. L’ouvrage peut sembler modeste compte tenu de l’ampleur du domaine étudié mais il présente un indéniable intérêt didactique et musical. Au néophyte, il ouvre grandes les portes de la taxinomie classique en même temps qu’il le sensibilise aux questions environnementales. Car du souffle presque imperceptible au grondement quasi tellurique, chaque variété de pets se voit caractérisée par son appellation scientifique, ses traits significatifs, son expression, son habitat et son degré de puissance. C’est ainsi une vraie démarche méthodologique qu’on propose au lecteur pour lui permettre d’y voir plus loin que le bout de son nez.
Ce petit opuscule répare donc une injustice. Car ni Aristote, ni Linné lui-même, ni Darwin, ni Lamarck, Claude Bernard ou Pasteur n’avaient jamais fourni de critères pour différencier Outburstus infinitium, Analretentivenus producii ou Odoferousii itslippedoofmea. A posteriori, c’est Charles Darwin qu’on excuse le moins pour cette négligence car, croisant au large des Galapagos à bord du Beagle, se nourrissant presque exclusivement de légumes secs, il devait bien être importuné et lâcher force pets. Mais peut-être n’avait-il pas d’odorat ? Quoi qu’il en soit, avec cet ouvrage, l’Histoire naturelle clôt le chapitre des pets. En musique et en latin.
Pierre-André Dupire








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