Abdeljalil Kodssi : itinéraire d’un musicien nomade
- pierre-andré dupire
- 19 oct. 2017
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 déc. 2019
Pour Mim Magazine, by La Mamounia / Marrakech, Octobre 2017
Années 70. C’est l’explosion de la world music. Pour les artistes occidentaux, les musiciens traditionnels marocains deviennent source d’inspiration. Mais ces derniers trouvent dans ce métissage des moyens de faire bouger les formes musicales locales. Abdeljalil Kodssi en est un parfait exemple. Parti de Marrakech, il réimporte au Maroc une musique bien à lui qui mêle les influences ethniques locales au rock et au jazz.
Né en 1954 à Marrakech dans une famille de musiciens, il a appris à jouer en regardant son père et son grand-père, bercé dès son plus jeune âge par les mélopées du Grand Sud que chante sa belle-mère. A 10 ans, il quitte l’école, apprend sur le tas la coiffure, commence de travailler à proximité de la place Jemaa el Fan et se laisse prendre à son charme insidieux. La place n’est pas seulement le lieu où s’exprime depuis toujours la mémoire collective du pays. C’est aussi un formidable lieu d’échange et d’hybridation qui brasse les cultures, les traditions, les ethnies, les classes sociales, les générations. L’oreille du garçon s’imprègne d’un monde de timbres et de sonorités : ney et santir des musiciens berbères, guembri ou qraqeb des gnawas, ghaita et bendir des charmeurs de serpents.
Mais cette diversité cache l’immobilisme de styles musicaux figés dans des cadres ancestraux. Les musiciens de Jemaa el Fna sont des “saints de la répétition” comme ces mendiants aveugles dont parle Elias Canetti dans son livre « Les voix de Marrakech ». Toujours au même endroit, prononçant toujours le même mot, recevant toujours la même obole, ceux-ci incarnaient pour le prix Nobel de Littérature une forme de ritualité parfaite qu’il retrouvait dans toutes les formes de répétition qu’on expérimente au Maroc : gestes invariables des artisans, formules rabâchées des marchands, verres de thé à la menthe versés ad libitum.
Le succès phénoménal que rencontre dans ces années 70 le groupe musical de Casablanca Nass El Ghiwane s’explique par la rupture avec ces traditions. Accompagné par des instruments traditionnels, le répertoire des « Rolling Stones de l’Afrique », comme les a appelés Marin Scorsese, mêle poésie traditionnelle, textes d’inspiration mystiques et paroles engagées. Après un concert au cinéma Mabrouka de Marrakech, ils viennent jouer sur Jemaa El Fna. Pour Kodssi, c’est la révélation. Il commence alors à jouer à proximité de l’échoppe de barbier où il exerce, notamment avec les musiciens d’Abderhmane Kirouche, musicien gnawa qui a collaboré avec Jimmy Hendrix et rejoindra plus tard Nass El Ghiwane. C’est d’ailleurs lui qui apportera la touche gnawi dans ce groupe.
Ainsi encouragé, Kodssi crée sa propre formation, Muluk el Hwa dans laquelle il chante. On est en 1964. Il a 20 ans. Le répertoire du groupe se compose de reprises de chansons traditionnelles marocaines revisitées. Le travail des choristes y est particulièrement soigné.
Kodssi a 22 ans lorsque des policiers l’embarquent au commissariat. C’est le début des années de plomb et il craint pour sa liberté. En fait, les flics sont chargés de lui transmettre une invitation à venir jouer au Palais Royal à l’occasion de la Fête de la Jeunesse. Ce sera son premier cachet. Souvenir impérissable que celui de cette rencontre avec le roi Hassan II qui fête également à cette occasion le 3ème anniversaire de son fils Mohamed, l’actuel roi du Maroc.
Aux premières cassettes enregistrées succède en 1980 le premier album du groupe Muluk el Hwa. 4 autres suivront. Entre-temps les routes de Kodssi et de Goytisolo se seront croisées. Un jour, en effet, ce dernier entre dans la boutique où travaille Kodssi pour s’y faire couper les cheveux. Une cassette diffuse sa musique. Juan Goytisolo est un écrivain déjà reconnu, farouchement opposé au régime de Franco qui a interdit tous ses ouvrages. Ses deux frères sont aussi écrivains. L’aîné, José Agustin, poète, est résolument engagé aux côtés des chanteurs contestataires. Paso Ibanez a notamment mis en musique son magnifique Palabras para Julia. Comme son frère, Juan Goytisolo se passionne pour la musique. Celle qu’il entend dans la boutique de Jemaa El Fna l’enchante. Avec Kodssi, il a en commun le désir de changer l’ordre des choses. Il décide de faire venir Muluk el Hwa en Espagne et de l’y faire connaître à l’occasion des présentations de ses livres.
Ce voyage en préfigure d’autres. Avec le soutien de Miguel Ríos, pionnier du rock espagnol, les concerts et les projets se multiplient. Muluk el Hwa se produit dans tout le pays puis en France et dans de nombreux festivals européens. L’album Xarq Al Andalus est enregistré avec le groupe espagnol Al Tall. Il mêle avec bonheur influences catalanes, flamenco et marocaines. Disques et prestations scéniques se poursuivent avec des formations diverses.
En 1987, Kodssi croise Hassan Hakmoun, célèbre musicien gnawa qui a travaillé avec Peter Gabriel et Don Cherry. Il joue avec lui puis avec Don Cherry notamment en 1989 à Berlin lors de la destruction du mur.
Cette activité incessante l’a un peu éloigné de Goytisolo qu’il retrouve pourtant un jour de 1990 dans la boutique de coiffure. Quelques mois plus tard, il crée un nouveau groupe, Nass Marrakech, dans lequel il introduit des instruments jusque-là inconnus dans la musique marocaine : percussions indiennes, africaines et cubaines, mandoline. Ils se produisent à Barcelone puis aux USA. Leur premier disque, Sabil a Salaam, sort en 2000. Deux autres suivront dont Buderbala, sacré meilleur disque de musique africaine en Espagne.
Kodssi s’installe alors à Barcelone. Il y rencontre le pianiste cubain Omar Sosa qui produit son premier album solo, Mimoun (2002). C’est ensuite Javier Mas, accompagnateur de Léonard Cohen, qui produit le bel album Oulad Fulani Ganga en 2007.
Depuis, Kodssi est revenu à Marrakech et chante avec le groupe Basma Fusion créé par son fils Yassine. Ils jouaient en clôture du festival Angham Gnawa au début du mois d’août. Bien éloigné des sonorités métalliques des groupes gnawa qui avaient joué jusque-là, leur groove puissant et chaud s’est élevé. Le public était sous le charme. Même Hassan Hackmoun, l’hôte de marque de l’événement, n’a pu s’empêcher de rejoindre le groupe sur scène jusqu’à la fin du concert.
Car c’est ainsi qu’Abdeljalil Kodssi conçoit la musique : comme un partage, une commune aventure. En faisant se rencontrer les traditions gnawa, flamenco, rock ou jazz, il a conçu une musique originale qui traduit un délicieux air d’imagination et de liberté.
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