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Serge Kantorowicz : de la grande à la petite histoire.

  • pierre-andré dupire
  • 13 sept. 2019
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 déc. 2019

Valence, 13 septembre 2019

Il y a quelques années, Serge Kantorowicz exposait une série d’encres à la maison de Balzac à Paris sur le thème de la Comédie humaine. Dans un film réalisé pour cette occasion par Jorge Amat, on le voyait dans son atelier en train de préparer cette exposition. Il usait des brosses les plus extravagantes (brindilles, écailles de pommes de pins, fragments végétaux divers) pour tamponner les manuscrits anciens lui servant de support et les gaver d’encre jusqu’au verso. Il lui importait, disait-il de travailler avec tous les outils possibles, de ne pas se limiter à ceux que l’artiste convoque d’ordinaire. Ce recours à des moyens peu orthodoxes m’avait semblé tenir d’une forme d’incantation désespérée.


Et puis un soir j’ai croisé Serge Kantorowicz. C’était lors d’un repas chez des amis communs. A l’issue de celui-ci, il se leva et se mit à raconter la blague que voici.


Un homme aborde une prostituée et négocie les conditions de la passe. Elle accepte les préliminaires particuliers qu’il exige et ils montent. Elle s’assoit sur le lit. Lui garde son imperméable, sort de son sac un arrosoir et un bout de tôle métallique et demande à la greluche de se déshabiller. Il commence alors d’agiter le bout de tôle et voilà un bruit de tonnerre. Il se met à actionner l’interrupteur de plus en plus frénétiquement et on dirait des éclairs. La lumière ne cesse de vaciller et son excitation de croître. Haletant il exige à présent que la fille emplisse l’arrosoir et le douche. Kantorowicz mime cette conjonction d’évènements avec beaucoup de conviction. Tous les convives sont hilares devant la description qu’il fait de ce client inhabituel dans son imperméable ruisselant, les yeux affolés sous la lumière qui va et vient comme des éclairs sur l’au-delà. Face à lui, l’asphalteuse est au taquet. Elle s’épuise à continument remplir l’arrosoir et inonder le micheton jusqu’à ce que, lassée de cette mission, elle finisse par lui demander : » Bon, c’est pour quand ? » Le type a alors cette réponse : « Mais tu crois que c’est facile dans ces conditions ! » Où l’on voit qu’on crée souvent les conditions de son propre malheur. Mystère et beauté des préliminaires !


Pendant des années, j’ai gardé en mémoire cette histoire en me demandant si la force de conviction de Kantorowicz ne tenait pas à autre chose qu’à la seule mécanique humoristique d’un récit sur ce plan assez conventionnel.  Il me semblait que quelque sens caché toujours m’échappait.  Et puis, il y a quelques jours, alors que je me trouvais dans mon jardin, la pluie vint interrompre une longue période de chaleur étouffante. Le flic-flac des premières gouttes sur le voile d’ombrage protégeant la terrasse laissa vite place à l’orage. Un vrai, un bel orage, noyant dans l’oubli les derniers relents de la sécheresse, nettoyant tout et donnant envie de sortir pour se purifier soi-même. Ce ruissellement sonore me fit imaginer tout un bazar d’objets hétéroclites : tôle de fer, bâton de pluie, noix de coco,  brosses et  planches à laver, tout ce que qu’un bruiteur pourrait fourbir pour recréer un semblable tintamarre. Ma fille, qui s’engage dans le métier, venait précisément de m’expliquer ce qui distingue le savoir-faire de ces artisans du bruit de celui des ingénieurs du son, plus concentrés sur l’enregistrement des voix des comédiens que sur celui des sons, frottements, chuintements, craquements, soupirs, que l’action fait naître. C’est donc à ceux-là qu’on aurait-on confié l’enregistrement du type d’éclair que j’avais en tête ce soir-là, ce Z que d’un coup d’épée, Zorro inscrit sur la bedaine du sergent Garcia. Pauvre soudard. Son uniforme eût été bien lacéré s’il s’était trouvé là.


Me revint alors l’histoire du micheton avec son arrosoir. Et ce fut l’éclair ultime, celui de l’illumination. D’origine polonaise, Serge Kantorowicz a perdu ses parents qui furent déportés à Auschwitz-Birkenau. Le critique d’art Hubert Haddad a écrit à propos de lui : « Le théâtre indépendant se perpétue sur la toile : Kantorowicz y peint incessamment la scène capitale pour retrouver la vertigineuse concomitance de l’holocauste et de l’instant sauvé par l’œuvre, l’œuvre trop réelle qui suspend la mort des siens dans l’irréalité indéfinie. »

Ce soir-là, à la lueur des éclairs et sous l’éclairage complémentaire que m’apportait Hubert Haddad, je compris enfin le sens de l’histoire que j’avais entendu de la bouche de Serge Kantorowicz. Car si j’avais bien saisi que que le ressort de cette scène drolatique reposait dans une suspension continue, il ne m’était pas encore apparu que cette-ci pouvait protéger d’une autre forme de disparition que celle de soi-même dans l’anéantissement de l’orgasme, je veux dire celle de l’être dans le chaos de la guerre.


Voici donc la scène relue : l’homme est empêtré dans une panoplie d’objets divers qui concourent à l’empêcher d’atteindre le but qu’il semblait s’être fixé. Le (mauvais) temps est ainsi suspendu, et l’objectif décidément inaccessible.L’artiste lutte avec tous les procédés matériels dont il dispose aux fins de recréer l’illusion de l’orage. Mais cet orage se révèle l’obstacle même interdisant le rapport humain, plus précisément ici sexuel.  Ce moment est paradoxal. On y voit un micheton en route vers l’accomplissement mais qui s’attarde désespérément à réparer son incomplétude. Créer (procréer ?) lui est impossible. Il ne cesse de bégayer et de s’abimer dans la répétition de crainte de se perdre dans le néant et il s’agrippe comme un naufragé aux quelques débris qui surnagent pour ne pas sombrer.

Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Balzac décrit un bizarre personnage. « Il semblait qu’il y eut dans son corps un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme. »


Ce même paradoxe traverse sans doute tous les artistes. Avec Kantorowicz, il prend une dimensions plus cruciale. Fétu pris dans la grande Histoire, acculé à son propre déchiffrement, il use de matériaux et de procédés qui n’en finissent pas de raconter autre chose.


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