Al Mu’tamid et I’timad, l’amour au temps des rois andalous
- pierre-andré dupire
- 24 juin 2017
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 déc. 2019
Pour Mim Magazine by La Mamounia / Marrakech, avril 2017
De Antar et Abla à Al Mu`tamid et I’timad la littérature arabe est riche d’élégies amoureuses. On nomme le genre ghazal. Née vers le Vème siècle dans le désert de l’Arabie préislamique, transmise par voie orale, cette poésie révèle une rare délicatesse dans la description des amours souvent contrariées des poètes avec leur belle.
L’histoire d’amour la plus populaire dans le monde arabe est sans nul doute celle du poète guerrier préislamique Antar et de sa cousine Abla qu’on lui refuse parce qu’il est esclave. Affranchi à force de prouesses, il gagnera le cœur de sa cousine avant de mourir empoisonné. La tradition orale en a fait un super héros dont on raconte toujours l’épopée sur la place Jemaa el Fna.
Tout aussi célèbre est l’amour impossible du poète préislamique Jamîl ibn Ma‘mar pour Buthayna. Même une fois mariée à un autre, il continue de lui rendre de chastes visites. Menacé de mort, il doit s’enfuir dans le désert dont il ne cessera jusqu’à sa mort de gravir les dunes pour humer le vent en provenance du pays de sa bien-aimée.
Surnommé Majnûn Leila (le fou de Leïla), Qays ibn al Milawwah est un autre poète de l’époque préislamique. Amoureux fou de sa cousine Leila qu’il espère épouser, il lui dédie des vers enflammés. Mais le père de Leïla lui impose un autre époux. Quays en devient fou. Ainsi, un jour qu’on le prévient qu’elle est devant sa porte, il répond : “Qu’elle passe son chemin car Leïla m’empêcherait de penser à l’amour de Leïla.” “Aimer à perdre la raison” écrira Aragon qui s’est inspiré de cette histoire pour écrire Le Fou d’Elsa.
L’histoire d’Al Mu`tamid et I’timad se passe au XIème siècle. Il est roi du taïfa [1] de Séville. Dans l’Andalousie d’alors, on est piètres croyants et tolérants. On goûte l’art et notamment les improvisations poétiques. Al Mu`tamid aime rivaliser ainsi d’esprit avec son vizir Ibn Ammar, poète lui aussi. Un jour, sur les rives du Guadalquivir, contemplant les frémissements de l’eau sous le vent, il engage la joute :
“Le vent transforme l’onde en cuirasse annelée”.
Ibn Ammar tarde à répondre. Une voix féminine rompt le silence.
“Cuirasse plus belle encore si l’onde était gelée !”
C’est une jeune esclave qu’on appelle la Rumaïkiya, du nom de son maître Rumaïk, un potier. Coup de foudre immédiat. Le roi la rachète, fait d’elle sa femme et la couronne sous le nom d’I’timad qui sonne comme le sien et scelle leur intimité poétique.
Ils auront trois enfants. Elle sera une reine prudente et avisée, défendant la cause des femmes, hostile au port du voile. Pour elle Al Mu`tamid est capable de tous les excès. Se plaint-elle de n’avoir jamais vu la neige ? Sur les collines qui entourent le palais, il fait planter des milliers d’amandiers pour offrir à sa bien-aimée le spectacle de leurs fleurs qui au printemps ressemblent à des flocons de neige. Elle qui a si souvent foulé la terre dans la poterie de son maître, juge-t-elle trop froid à ses pieds le dallage de marbre du palais ? Al Mu`tamid le fait recouvrir d’argile mêlé d’aromates pour qu’elle puisse y jouer avec leurs enfants. Joie et bonheur emplissent le palais. Quand le Prince doit s’éloigner, il en souffre :
Invisible à mes yeux, vous pénétrez mon cœur. Tant de bonheur et d’attentions, tant de larmes et d’insomnies ! Intolérant au joug auquel on voudrait m’atteler, je me soumets au vôtre.
Mon désir incessant est d’être près de vous. Puissé-je y parvenir !
Amie, pensez à moi et ne m’oubliez pas, malgré ma longue absence. Douceur d’écrire votre nom et d’en tracer avec amour les lettres.
Mais le métier de monarque est lourd de périls. Le roi chrétien de Castille Alphonse VI menace les royaumes d’Al Andalous. Al Mu`tamid demande l’aide du sultan de Marrakech Ibn Tachfin. Une fois Alphonse VI repoussé, le souverain berbère, austère et rigoriste entreprend la conquête de ces royaumes arabes aux mœurs relâchées et défait tous les rois andalous. Vaincu en 1091, Al Mu`tamid est exilé à Aghmat, non loin de Marrakech, avec sa femme et leur dernière fille.
Il n’est pire destin que de survivre à sa propre ruine. Bientôt enchaîné, séparé d’I’timad, le roi se lamente :
O, élue de mon cœur
Toi mon étoile ! Toi ma Lune !
Serai-je un jour guéri de toi ?
Ton absence est longue comme la nuit.
Puissent une aube nouvelle naître de nos baisers.
Il n’y aura hélas jamais d’autres matins. I’timad meurt d’épuisement et de chagrin. Al Mu`tamid lui survit jusqu’en 1095. Le seul vestige de cette belle histoire d’amour et de déchéance est le mausolée d’Aghmat où ils ont été inhumés et qu’on visite à 30 kilomètres de Marrakech.
[1] Les taïfas sont les royaumes andalous indépendants créés après la chute du grand califat Omeyyade de Cordoue en 1031.
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