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Alexander Ponomarev, du recyclage à l’éternel retour

  • pierre-andré dupire
  • 5 juin 2016
  • 4 min de lecture

Marrakech, 22 juillet 2014

Le recyclage est l’une des activités majeures de la société de consommation et il concerne autant les déchets industriels que les idées ou les sentiments. Le philosophe tchèque Vilèm Flusser compare ce processus à la psychanalyse dont l’objectif est aussi “de régénérer et de reconstruire en exhumant des matériaux mis au rebut et oubliés.”

Engagé lui-même dans le renouvellement de ses matériaux, l’art contemporain a largement recouru aux objets de la vie quotidienne pour leur valeur formelle (Picasso), provocatrice (le surréalisme), critique (Pop art, nouveau réalisme) ou parce qu’ils permettaient d’abolir les frontières séparant l’art de la vie (Fluxus). Quant à Marcel Duchamp, en utilisant tels quels les objets manufacturés, il a fait de la création une pure aventure intellectuelle. Dans le champ des installations, les artistes ont souvent fait appel au recyclage de matériaux divers allant du souvenir personnel (Annette Messager) à l’artefact industriel ou aux archives (Luc Boltanski). Que les éléments utilisés relèvent du patrimoine privé de l’artiste ou de biens plus communs, il y a dans cette pratique ” une esthétique de la révélation, une façon de prendre une partie du monde et de dire : je me l’approprie et la donne à voir d’une autre façon.”(1)  La mélancolie n’est jamais absente de cette activité de citation, de relecture, de reconstruction, qui en lançant des ponts entre passé, présent et avenir, renvoie les spectateurs à leur propre expérience temporelle.

En 1995, Alexander Ponomarev entreprend sa première action en pleine mer : Ressusciter les navires. Il se fait déposer sur un cimetière de bateaux dont il recouvre de peinture les parties émergées.  Le reportage photographique alors réalisé est présenté quelques mois plus tard à Moscou  en même temps que divers fragments des navires désarmés (ancres, hélices, cordages), autant d’infirmes déguisés pour un dernier bal, leur baroud d’honneur. Pour l’artiste, autrefois sous-marinier mais qui a dû cesser de naviguer pour raisons de santé, c’est une résurrection symbolique. Dès lors, l’artiste va s’engager dans le recyclage actif de bâtiments navals, non seulement en redonnant vie à des rafiots hors d’état de naviguer mais encore, grâce aux complicités qu’il a dans la marine nationale russe, voire même dans la marine française, à des submersibles détournés de leur fonction première.

Ainsi, pour l’action intitulée Trace septentrionale de Léonard, Ponomarev obtient de la flotte soviétique du Nord qu’elle mette à sa disposition un sous-marin de combat qu’il repeint de couleurs bariolées avant d’aller effectuer un périple dans l’océan Arctique.  C’est la première manifestation d’un programme qui va s’étaler sur plusieurs années et dont le propos va progressivement prendre une coloration plus politique.

La ville de Tours, sur la Loire, le musée d’art moderne Grand Duc Jean à Luxembourg, le bassin des Tuileries à Paris, la Moskova à Moscou, le centre international et du paysage de Vassivière dans le Limousin accueilleront ainsi successivement ces submersibles colorés que Ponomarev amarrera également régulièrement à Venise, à partir de 2007, dans le contexte de la Biennale internationale.

Ces apparitions composent un étrange voyage. Alors que la guerre froide est terminée, que le bloc de l’Est s’est effondré, que de nouveaux rapports de forces politiques sont apparus, Ponomarev apparaît comme Ulysse à l’issue de la guerre de Troie, lancé dans une interminable errance, parcourant toutes les mers, apparaissant ici ou là avec comme seuls repères cartographiques, ces zones de turbulence que constituent les lieux de manifestations artistiques.

La flotte russe semble devenue  un magasin d’accessoires dans lequel l’artiste puise de quoi poursuivre son projet. En les recouvrant de peinture, il camoufle les submersibles, masque une partie de leur histoire. Cet écran de couleur est comme un recouvrement mémoriel et s’il y a résurrection,  il y a tout d’abord une tentative de meurtre :  il faut en finir avec une certaine image du bloc soviétique dont les sous-marins, vecteurs des missiles balistiques, ont longtemps contribué à nourrir l’une des angoisses majeures du XXème siècle, celle d’un conflit atomique.

Ces sous-marins sont ici sécularisés, délivrés de leurs fonctions pragmatiques. Fâché qu’on les ait dédiés à l’art de la guerre, l’artiste s’emploie à les réhabiliter, à les travestir, à leur faire perdre leur mâle assurance. Il convie le guerrier au repos, désarme le héros, habille Hercule avec les vêtements d’Omphale, ouvre le bal en donnant le bras au militaire. C’est le sabre allié au cotillon. C’est Carnaval qui tire la langue au lieu de lancer des torpilles.

En travestissant ces bâtiments, Ponomarev renoue avec les artistes russes qui couvraient de peintures futuristes les wagons des convois ferroviaires qui circulaient en Russie et dans les républiques voisines pour y célébrer la révolution bolchévique. Par ce recyclage, l’artiste fait bouger les lignes, rompt les frontières ; celles qui séparent l’art de la société, celles qui condamnent les états à se faire face comme des coqs agressifs. Sa démarche est une manière de conjurer les dangers. Il l’inscrit d’ailleurs dans la défense des intérêts de la communauté artistique internationale.  C’est à cette fin qu’il va entreprendre de faire émerger cette étonnante escadre à proximité des zones de turbulence artistique (2), en particulier les Biennales, manière de faire entendre un discours différent dans le monde marchand de l’art. Les submersibles ne sont donc pas entièrement privés de leur force de dissuasion.

Pierre-André Dupire

1) Catherine Millet, L’art contemporain : histoire et géographie, Champ, Flammarion, 2000

2) Lire à ce propos Hakim Bey, TAZ, zone autonome temporaire, Éditions de l’Éclat, 1997

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