Anselm Kiefer, ou l’alchimie du livre
- pierre-andré dupire
- 3 nov. 2015
- 3 min de lecture
Paris, 22 octobre 2015
D’Anselm Kiefer, on connaît d’immenses toiles mêlant peinture, abstraction et sculpture. Ses livres nous sont moins familiers et c’est une bonne idée de la BnF d’en avoir réunis quelques-uns pour mieux nous faire approcher ce qui occupe aujourd’hui l’artiste.
Saint Thomas d’Aquin craignait l’homme d’un seul livre. Anselm Kiefer en possède plus de 12000. Une telle passion ne peut habiter un méchant homme. Au delà de sa collection personnelle, il ne cesse d’en produire. Il avait 9 ans lorsqu’il fabriqua son premier ouvrage. Y étaient copiées des histoires inspirées de contes traditionnels qu’il avait illustrées à la gouache. Il en avait lui-même assemblé les pages. Depuis, il en conçu de toutes tailles et de tous poids. Ce sont des œuvres singulières.
Lorsqu’une nouvelle réglementation imposa qu’on change les plaques de plomb utilisées pour la couverture de la cathédrale de Cologne, Anselm Kiefer s’en porta acquéreur. Certains de ses livres les plus récents sont fait de ces feuilles de plomb collées sur un support textile. Ce qui servait naguère de toit fait ainsi à présent office de terreau fertile pour les motifs floraux qu’y peint l’artiste. Ce qui était en haut est aujourd’hui en bas. Mystère de la transmutation.
Au métal, mais aussi bien aux photos ou aux dessins qui lui servent de support, Anselm Kiefer mêle des matériaux divers : l’argile, le sable, la cendre, la paille, des débris végétaux, des cheveux. Sur un fragile glacis de plâtre, il peint un corps féminin au sexe largement ouvert et il semble qu’on soit face au plus pur des marbres. Mystère encore de la transmutation. Cette quête alchimique est au cœur de la démarche de l’artiste qui, dans son oeuvre au noir, recycle tout : les mythes allemands, les reines de France, les femmes maudites, la kabbale, les poètes (Novalis, Heinrich Heine, Paul Celan, Ingeborg Bachmann). Anselm Kiefer dit se lever le matin, saluer l’aurore, boire son café, saisir un livre sur une étagère, en parcourir quelques lignes dont il tire le chemin qu’il lui faudra parcourir jusqu’au soir. Celui-ci le mène jusqu’à son atelier où que croyez-vous qu’il fasse ? Un livre bien sûr. Un livre en amène un autre. « Nous ne faisons que nous entregloser », disait Montaigne. Autre face de la transmutation.
La BnF expose donc quelques uns de ces livres. Il faudrait des mains de géant pour feuilleter ces ouvrages aux proportions déraisonnables dont seules, quelques doubles pages sont offertes à la vue des visiteurs. Des rayonnages, répliques de ceux où l’artiste range le fruit de sa création, ont également été installés. Sur les côtés de la salle d’exposition, on s’attarde devant d’imposantes sculptures de métal et de plomb dont la mise en place a nécessité des grues et exigé qu’on renforce les planchers : une bibliothèque au milieu de fragments de verre brisé (Shevirat ha-Kelim); un amoncellement de livres et de chaises pliantes de jardin surmonté par les plateaux d’une balance (Nigredo) ; une presse typographique rouillée d’où ont poussé des tournesols géants et autour de laquelle le sol est jonché de caractères d’imprimerie (La lettre perdue). Anselm Kiefer évoque ici le souvenir de Gutenberg, et le livre comme source de savoir et d’élan spirituel. Il sait que le livre peut tout. Il sait aussi, hélas, qu’on peut tout contre le livre, que la lumière peut à tout moment s’éteindre, soufflée par l’ignorance. Né quelques mois avant la fin de la deuxième guerre mondiale, Anselm Kiefer se souvient que les nazis brûlaient les bibliothèques. Les caractères épars qui jonchent le sol autour de la presse font allusion au mythe juif du Golem, créature d’argile auquel un rabbin praguois aurait donné vie en inscrivant les lettres EMET « vérité » en hébreu) sur son front avant de la rendre inanimée en effaçant la première lettre de ce mot, ce qui donne MET, soit « mort » en hébreu.
Pierre-André Dupire



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