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Arunachala, la vache et le ciel

  • pierre-andré dupire
  • 5 mai 2018
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 déc. 2019

Tiruvannamalai, Tamil Nadu, 6 mars 2018

Tiruvannamalai est une ville du Tamil Nadu au Sud de Madras. On y trouve le plus important des temples dédiés à Shiva ainsi que l’ashram ou vécut Sri Ramana Maharshi, mystique indien qui y fait l’objet d’un culte très important. La ville s’adosse au mont Arunachala, un escarpement qui domine la plaine avoisinante.


La pleine lune, qui provoque de nombreux dérèglements et vous transforme le premier quidam venu en insomniaque inspiré, est cause ici d’un tourbillon processionnaire qui entraîne chaque mois des centaines de milliers de personnes autour de la colline qu’elles considèrent comme une incarnation de Shiva. Sur les 14 kilomètres de routes fléchées et aménagées et qu’on bloque pour l’occasion à la circulation, les pèlerins défilent, pieds nus, avant de revenir au temple d’où ils seront partis quelques heures plus tôt. Ce circuit rituel a pour nom Giravalam. J’ai résidé quelques jours le long de Giravalam road, semée de temples hindous, de sadhus ocres, fuligineux et solennels et de lingams dans lesquels il faut aussi voir Shiva et qui, à mesure que la nuit et le défilé avancent, se couvrent d’offrandes, de fruits et de sucreries. Bientôt, la route elle-même n’est plus qu’un tapis de fleurs. Il faudrait faire une épopée sur cette multitude humaine communiant dans ce mouvement orbital où elle trouve une forme d’exaltation et d’émotion propices à satisfaire sa soif de paix intérieure.


On voit fréquemment en Inde de telles collines isolées. Elles sont souvent surmontées de temples ou de restes de fortifications. Rien de tel sur la colline d’Arunachala mais des grottes fréquentées depuis des siècles par des ermites en mal de fraicheur. Parmi celles-ci, Viruspaksha cave permettrait d’entendre en permanence la vibration primitive divine de l’Univers, autrement dit le son Om.  Bien que j’ai perdu avec l’âge un peu de mon acuité auditive, le signal m’a paru un peu brouillé par les annonces que diffusait le haut-parleur d’un véhicule publicitaire roulant plus bas en ville. L’endroit est néanmoins très fréquenté. Européennes en sari et étrangers en rupture d’identité viennent méditer dans la grotte. L’oxygène y est raréfié. Cela fait de l’effet. De ce dispositif à gazéifier, on ressort avec le plein d’énergie, semblable à une bouteille de soda. Sri Ramanasraman, qu’on appela plus tard Sri Ramana Maharshi, vécut dans ce petit ermitage de 1899 à 1916 avant de trouver un logement plus spacieux quelques mètres plus haut. Il avait aménagé le lieu et y recevait ses fidèles.


Aujourd’hui, devant l’entrée de la grotte, le gardien s’évente, plongé dans les mots croisés de l’Indian Express, nourriture plus cérébrale que spirituelle. Il monte tous les matins de l’ashram situé au pied de la colline après y avoir pris son petit déjeuner, ouvre la grotte, accueille les visiteurs puis ferme les lieux en fin d’après-midi. En ce lieu paisible, le lance-pierre à ses côtés m’étonne un peu avant que je comprenne qu’il lui sert à dissuader les singes de venir essayer les chaussures des visiteurs.


De 1916 à 1922, Sri Ramana Maharshi vécut à Skandasramam cave, une grotte située plus haut et dotée d’un peu plus de confort, d’une terrasse spacieuse et de dépendances qui permirent à quelques dévots de rester auprès de leur maître et à sa mère de s’installer près de lui. La sécheresse de l’année dernière a tué les arbres géants qui bordent la terrasse.


En 1922, l’ermite s’installa dans l’ashram que ses proches venaient de créer au pied de la colline d’Arunachala. Attirés par sa renommée, les visiteurs se firent de plus en plus nombreux, notamment après que sa réputation eût dépassé les frontières de l’Inde et atteint l’Occident dans les années 1930. Comme les grottes voisines, l’ashram est aujourd’hui lieu de pèlerinage et de retraite spirituelle. Mais qu’y vient-on chercher ?


Dès son adolescence, Ramana passa sa vie à s’inspecter. A se survoler lui-même devrait-on dire. A 16 ans, pris d’une peur morbide, il décida d’affronter la mort, mima la sienne, se transforma pour un temps en cadavre, en conclût que l’esprit transcende le corps et que celui-ci n’est d’aucune importance. Il se rendit alors à Tiruvannamalai, resta prostré durant deux ans durant lesquels il fallut qu’on s’occupe un peu de lui et qu’on le nourrisse pour qu’il survive. De cette diète prolongée; il sortit avec un mode d’emploi : seul le Soi, la pure conscience, doit être recherché, grâce à une question qu’il ne faut jamais cesser de se poser : “Qui suis-je ?”.


Aux demandes de ses visiteurs, il répondait dorénavant “Qui pose cette question ?”, les poussant ainsi à méditer, à ne pas se laisser distraire par leurs pensées mais à se demander constamment à qui elles venaient et à rechercher une autre identité au-delà de la leur. Au terme d’un tel interrogatoire, n’importe quel prévenu finirait par croire en son propre témoignage et il se forma donc peu à peu un groupe de convaincus parmi lesquels il convient de citer la vache Lakshmi.


Non que celle-ci s’interrogeât sur son identité mais elle avait la reconnaissance du ventre et s’était attaché à Ramana auprès duquel, à heure fixe, elle venait chercher sa nourriture, une banane, une caresse. On dit qu’elle était la plus fidèle adepte du saint homme qu’elle comprenait parfaitement. Ils se fréquentèrent durant 19 ans. Lorsqu’elle tomba malade, Ramana alla s’assoir près d’elle, prit sa tête sur ses genoux, posa sa main droite sur le cœur puis l’autre sur la tête de l’animal. Après un long moment silencieux, Lakshmi quitta paisiblement son corps et Ramana annonça qu’elle venait d’atteindre l’éveil spirituel.  Avant lui, l’écrivain autrichien Robert Musil avait dit qu’il n’était pas besoin d’être un saint pour accéder à l’expérience contemplative. “Une vache peut bien rayonner au bord de la route, face au ciel”. On enterra Lakshmi près de l’ashram. Elle y a son mausolée, couvert jours après jours d’offrandes et de sucreries. Les vaches de nos prairies occidentales rêvent d’un tel destin.


L’année suivante, on diagnostiqua un sarcome au bras de Ramana. Malgré les soins qu’on lui prodigua, il mourut le 14 avril 1950 après avoir pris une profonde respiration et rendu quelques larmes de félicité.


Les visiteurs ne cessent depuis d’affluer à l’ashram. On peut y être nourri gratuitement, et non moins gratuitement faire le tour du monument funéraire de Ramana, son samadhi.  Indiens, dévots, pèlerins occidentaux au crâne rasé ou aux cheveux nattés et tout de blanc vêtus tournent ainsi en silence, gonflés de componction et ruminant je ne sais quelles pensées d’immortalité ou d’illumination.


Pris d’une fièvre moutonnière, je me joignis un moment à eux. Sous un chapiteau de marbre noir au pied du samadhi croulant sous les fleurs, des moinillons psalmodiaient. L’image des vaches qui paissaient non loin de là en tournant autour d’un piquet fiché en terre auquel on les avait attachées me revint alors. Fièvre moutonnière ou fièvre bovine, Tiruvannamalai est un lieu propice à l’élévation.

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