Le Tango tangue à Auroville
- pierre-andré dupire
- 22 mai 2018
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 déc. 2019
Auroville, Tamil Nadu, 3 mars 2018
Il n’y a pas de danse de salon en Inde. Certes, dans les temples, les fidèles tournent tous en rond, comme sur le pont d’Avignon. Cette circumambulation porte le joli nom de pradakshina. Elle mène l’hindouiste d’une statue de divinité à une autre, d’un autel au lingam qui le jouxte, bref, d’avatars en avatars. Cette ronde succède au puja, le rituel censé provoquer la descente de la divinité à l’intérieur d’une image la représentant : statue, symbole, poterie… Il n’est en Inde nul objet en quoi les dieux ne se puissent incarner. Mais tourner autour de ces partenaires improvisés ne suffit pas à faire une danse. Aussi trouvé-je louable le projet de Jorge de développer le tango argentin à Auroville.
Jorge est né en Équateur. Il y a longtemps vécu avant de voyager puis de venir vivre en Inde, dans le Tamil Nadu, très précisément dans la ville expérimentale d’Auroville. Il lui a fallu faire ses preuves pendant trois ans avant d’être autorisé par la communauté à s’y installer et à développer une activité économique. Il y contribue aujourd’hui au développement de projets durables tout en proposant des cours de tango argentin aux résidents, notamment indiens. Projet sinon durable, au moins de longue haleine car avec ceux-ci, ce n’est pas chose facile.
Le tango paraît pourtant simple : 2 pas en avant, un pas de côté. Mais cette marche se doit se faire emboitée, les corps enlacés se vriller en spirale et il faut tout le sens du rythme et l’art du danseur pour guider ainsi son ou sa partenaire. Car le tango est avant tout une rencontre corporelle, une sorte de lutte subtile mêlant l’approche au rejet et où l’homme ne possède jamais mieux la femme que lorsqu’il semble s’éloigner d’elle, un jeu d’emprise, de déprise et de méprise feinte, où une complicité de tous les instants unit les partenaires. On pourrait presque y voir le récit d’un combat épique. Est-ce là l’un des motifs ayant conduit Jorge à proposer cet atelier aux indiens ? Car dans les formes les plus classiques de la danse en Inde, le kathak ou le kathakali, ce sont les luttes mythiques du Mahabarata que mettent en scène les danseurs. Mais tout sépare le tango du kathakali où les hommes sont seuls à incarner les rôles féminins et masculins. Quelles que soient les formes que la danse peut prendre en Inde, hommes et femmes y sont d’ailleurs rarement associés. L’odissi ou le manipuri, deux autres formes chorégraphiques traditionnelles, ne sont dansés que par des femmes. On commence d’apprendre seulement de nos jours aux jeunes garçons le bharata natyam, une danse classique qu’autrefois seules des danseuses pratiquaient. Bref, il n’y a guère que le kathak pour associer danseurs des deux sexes qui interprètent des scènes des mythes de la création hindouiste sous une forme très ritualisée. On voit par-là que le rapprochement intime entre hommes et femmes est chose très inhabituelle dans l’univers de la danse classique indienne.
Cela ne concerne d’ailleurs pas que le domaine de la danse. Il n’y a aucune effusion de complicité dans le couple indien. On attend de la femme l’abnégation, l’effacement de soi, le respect et l’obéissance inconditionnelle à son mari comme à ses beaux-parents et, à des degrés divers, aux autres membres de la belle-famille. Rien ne doit refléter chez elle une quelconque émancipation et ses relations avec les hommes doivent être pudiques et ne témoigner d’aucun signe extérieur de sensualité.
Or quoi de plus éloigné de ces règles conventionnelles que le tango ? C’est la danse la plus inconvenante qui soit. Déjà, sous nos contrées plus libérales, l’Église la jugeait comme un divertissement “immoral, obscène, redoutable aux âmes chrétiennes” et elle refusait d’absoudre les danseurs. Il est vrai que c’était en 1914. Depuis, l’eau a coulé dans les bénitiers. Le pape François lui-même a avoué sa passion pour le tango et pour son soixante-dix-huitième anniversaire, en décembre 2014, plus de 3000 fidèles ont fait souffler le vent de la pampa sur la place Saint-Pierre de Rome en dansant Por una cabeza de Carlos Gardel.
Mais si les lois de l’Église sont moins strictes aujourd’hui que naguère, celles de Manu, ainsi qu’on appelle encore le Mānava-Dharmasāstra, ce code de conduite rédigé au 2ème siècle de notre ère, régissent toujours les relations sociales en Inde. Autant dire que Jorge allait avoir fort à faire. Et même s’il était prêt à en découdre, il lui fallut se rendre à l’évidence : on ne détricote pas aussi facilement un tel ouvrage.
Et le tango n’est pas qu’inconvenant. Rien n’y est, non plus, convenu. Pas de figures qui se puissent répéter ou de pas réglés à l’avance, mais un impromptu complexe qui exige des danseurs une attention extrême au corps de leur partenaire. La femme (si c’est le cas, car le tango se danse aussi traditionnellement entre hommes) doit se laisser aller naturellement sans chercher à deviner la direction dans laquelle elle va être entraînée. Son cavalier usera d’indications imperceptibles pour le spectateur (car le tango se danse à trois, a-t-on coutume de dire). C’est ce mélange d’intentions, d’intuitions, d’abandons et de révolte aussi, qui en fait le subtil et sensuel dialogue que condamnait Rome, et une pratique exigeant de ne pas se laisser submerger par l’émotion.
Je n’ai pas assisté aux cours de tango que Jorge m’a décrit mais seulement imaginé la salle de danse, la cage devrais-je dire. Jorge y joue le rôle du dompteur, moins attaché à régler les figures de ses hypothétiques danseurs qu’à tenter d’apparier les individus d’espèces animales totalement étrangères l’une à l’autre. Une sorte de terreur sacrée s’empare des hommes quand ils doivent s’approcher de leur partenaire qui n’est pas moins gênée qu’eux. Bientôt, il n’y a plus dans la cage que corps tremblants, regards baissés, faces cramoisies. Comment espérer de ces débutants paralysés qu’ils acquièrent le moindre geste d’un répertoire culturel aussi éloigné du leur que peut l’être le tango ?
Jorge a longuement cherché la solution et a cru la trouver dans l’écoute musicale. Il a donc décidé que l’atelier de danse débuterait par une période d’appropriation musicale de 6 mois. Jorge a aussitôt noté le soulagement des participants auxquels il annonçait qu’ils seraient dispensés de danser et n’auraient qu’à être attentif à la musique et à l’écoute de leur corps. En Inde, où l’on jeûne et médite, voilà des mots qui ne sont ni inhabituels ni inconvenants. Dès lors, le chaos s’apaisa et une tranquille habitude put s’installer. Tout rapprochement scabreux étant momentanément proscrit, il n’y avait plus qu’à se laisser aller.
Évidemment Jorge fait le pari qu’écouter c’est commencer d’entrer dans la danse, se pénétrer de l’âme du tango et pouvoir ainsi se l’approprier. Il pense pouvoir ainsi vaincre les références personnelles auxquelles on peut s’accrocher par peur de l’inconnu. “Savoir écouter, c’est posséder, outre le sien, le cerveau des autres” disait Léonard de Vinci.
Pour l’heure, quand la musique commence d’égrener son 3/3/2 syncopé, le duel est sans merci entre les cerveaux des danseurs de tango et de kathakali. Ils s’observent, muets. Qui va dégainer le premier ? Jusqu’alors, c’est toujours l’indien, policé et soumis, qui est le plus rapide et abat sur place le prétendant argentin.
Plus qu’un cours de danse, c’est un groupe de préparation à l’accouchement qu’anime Jorge. Sortira-t-il de ces chrysalides empêtrées dans leurs rigides carcans quelques papillons dansant sensuellement ?
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