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La vache en majesté

  • pierre-andré dupire
  • 17 févr. 2018
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 déc. 2019

Igatpuri, Maharashtra, 17 février 2018

En Inde, la vache provient du lait, ce qui la différencie profondément de la vache occidentale. La Mer de lait est en effet l’un des hauts lieux de la cosmogonie hindouiste. Dieux, démons et titans la barattèrent pendant mille ans. Ce ne fut pas une mince opération. Il leur fallut d’abord soulever une montagne, la retourner, en poser la pointe sur la carapace d’une tortue, enrouler un serpent autour de cette sorte de toupie improvisée pour la faire tourner en tirant alternativement sur la tête et la queue du reptile. Du beurre divin ainsi obtenu naquirent la vache, l’éléphant, le cheval, Kaustubha, la conscience sans défaut, Varuni, la déesse du vin, ou Lakshmi, celle de la beauté.


Moi-même, je n’ai jamais tiré du lait de vache que crème, beurre et babeurre. C’était il y a longtemps, quand je retrouvais chaque année durant les vacances le petit village de campagne où était née ma mère. A cette époque, on ne naissait déjà plus d’un océan lacté baratté par les dieux.


On voit en tous cas qu’en Inde, le lait est indissolublement lié à la question des origines. Il l’est aussi partout ailleurs, notamment sous forme soluble, mais n’y a nulle part comme dans ce pays une telle dimension cosmologique.


Et ce n’est pas sa seule fonction. Sa  puissance régénératrice en a fait depuis longtemps un accessoire incontournable des rituels religieux ou sociaux. On purifie les statues des divinités en les douchant ou en leur lavant les pieds avec du lait. Les offrandes qu’on leur fait sont souvent à base de lait comme l’est aussi le pongal, la boisson traditionnelle que préparent les Tamouls pour la fête de la moisson. Sous-produit, le beurre clarifié ou ghee brûle dans les lampes durant les cérémonies et parfois même dans les casseroles. Le lait et ses dérivés sont en effet des ingrédients clés dans la cuisine indienne.


Cette abondance de bienfaits explique que la vache soit sacralisée.  Quand ils la croisent, les hindous s’inclinent parfois pour la toucher, comme on effleure la statue d’un saint dont on attend protection ou qu’on remercie pour celle qu’il a accordée. Ils la nomment avec tendresse Gaumata, la mère vache.


A leurs derniers instants, elle est encore présente et chaleureuse. Si le chrétien, qui a le goût des reliques, privilégie l’inhumation, l’hindou plébiscite la crémation, censée faciliter la réincarnation de l’âme. On brûle donc sa dépouille sur un bûcher de bois recouvert de galettes de bouse de vache qu’on a mélangée à de la paille avant de de les faire sécher. Les routes de la campagne indienne sont bordées de ces empilements de galettes mises à sécher par terre ou sur les toits puis recueillies et entassées de diverses manières le long des chemins dans l’attente des acheteurs. 800 millions de tonnes de bouse sont ainsi produites chaque années. 50 % servent d’engrais, le reliquat comme combustible ou pour des fins variées : la désinfection des locaux agricoles ou les rites de purification.


On voit par là que la vache préside à l’aurore comme au crépuscule de la vie. Elle ouvre le bal et le clôt après la dernière danse. Cela fait dire à l’Hindou : “Gavo vishwasya mataraha”, autrement dit “la vache est la mère de l’univers”.


Il n’y a qu’un organe en elle qu’on juge impur : sa bouche. C’est qu’un jour, alors que Shiva et Brahmâ se disputaient, elle prit le parti de ce dernier en proférant un mensonge. Shiva s’en aperçut et maudit la bouche de l’animal. Son anathème ne faisait que préfigurer le cri d’alarme des scientifiques qui ont montré que les pets et les rôts des vaches contribuaient significativement au réchauffement climatique planétaire. Les firmes agro-industrielles du secteur de l’alimentation animale s’efforcent toutes depuis de concevoir des régimes alimentaires qui permettraient de diminuer les flatulences chronique du bétail. L’enjeu est international. Rien qu’en ce qui concerne l’Inde, les données satellites du programme spatial indien ont révélé que les 480 millions de ruminants du pays (vaches, moutons, chèvres, buffles et yaks) envoient près de 12 millions de tonnes de méthane dans l’atmosphère chaque année. Or le méthane a un impact sur l’effet de serre vingt-cinq fois plus fort que le CO2. Shiva avait donc raison avant l’heure et il serait temps pour l’espèce humaine que les vaches regardent passer les trains sans ruminer.


Une lueur d’espoir brille pourtant et c’est encore en Inde, plus précisément dans l’état du Kerala. Non seulement les vaches naines typiques de cette région supportent mieux les effets du réchauffement climatique mais elles rotent moins que leurs consoeurs et ne relâchent qu’un dixième du méthane produit par les vaches traditionnelles. On s’emploie donc à en améliorer les performances et c’est ainsi que l’Inde entend réduire ses émissions de gaz à effet de serre.


Gaumata, la mère vache, veille donc toujours. Mais qu’on le sache, les Vechur et les Kasaragod, ces espèces naines kéralaises, ne produisent aussi qu’un septième de la quantité de fumier d’une vache normale. Peut-être de quoi se faire retourner les morts sur leur bûcher.

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