Henry Darger à l’Intuit Museum / Chicago
- pierre-andré dupire
- 30 août 2016
- 8 min de lecture
Chicago, 14 mai 2016
On n’est jamais mieux servi que par soi-même. En définissant l’Art Brut, Jean Dubuffet, artiste inclassable, trouva une manière d’entrer enfin dans une catégorie, fusse-celle de Barbares. Aux États-Unis, on a préféré le terme d’Outsider Art. Les mots diffèrent mais visent la même chose, c’est à dire “des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, a peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. » C’est « l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe.”
Les musées dédiés à l’Art Brut se sont depuis multipliés. Dans un faubourg excentré de Chicago, on trouve ainsi l’Intuit (Center for Intuitive and Outsider Art) où l’on a reconstitué l’appartement d’Henry Darger aujourd’hui considéré comme l’un des témoins les plus remarquables de cet art hors normes.
Henry Joseph Darger n’avait jamais imaginé pouvoir un jour figurer dans le Gotha des artistes marginaux. Aussi demanda-t-il à son logeur, avant de quitter la chambre qu’il avait occupée à Chicago durant 65 ans pour gagner un hospice de vieillards, d’en supprimer tout ce qu’il y trouverait. Celui-ci préféra se parjurer quand il prit conscience qu’il se trouvait devant une œuvre étonnante.
La chambre était petite, sans cuisine ni salle de bains, réduite à sa plus simple expression, mais emplie du sol au plafond de déchets qu’en infatigable Sysiphe, Darger remontait des poubelles dans lesquelles il aimait fouiller : bouteilles vides de Pepto Bismol et de sirop d’érable, boules de ficelles, Jésus et Marie en nombre et en plâtre, magazines, journaux, livres… C’était une indescriptible resserre poétique dont la reconstitution de l’Intuit rend mal compte. Du moment où Henry Darger avait emménagé là, il n’avait plus rien jeté. On nomme communément syndrome de Diogène cette propension à accumuler chez soi tout ce qu’on peut y rapporter. C’est ne retenir du philosophe grec que sa négligence concernant son hygiène de vie car Diogène ne s’attachait à rien. Henry Darger, lui, aurait été bien en mal de dire ce qui, dans tout ce fatras, ne lui était plus nécessaire. Où l’on voit qu’il ne voulait pas prendre de décisions qu’il eût ensuite regrettées. Les années qu’il passa en institutions religieuses sont sans doute à l’origine de cette suspension du geste et du jugement. Sous l’œil impavide de Dieu et la main sévère de ses servantes, on y apprenait la retenue.
Henry Darger est né à Chicago en 1892. Il a 4 ans quand sa mère meurt en donnant naissance à sa soeur qui sera placée en vue d’être adoptée et qu’il ne connaîtra jamais. 4 années plus tard, se jugeant trop âgé pour pouvoir s’occuper de lui, son père le confie à un foyer. Il s’y masturbe frénétiquement. Pire : il le fait en public. On le place alors dans une institution pour handicapés mentaux où l’on croit à la vertu thérapeutique des offices religieux et des travaux forcés. Henry Darger y découvre de nouveaux rituels qu’il adapte parfois d’étrange manière : ” Je brûlais des images saintes et frappais du poing les images du visage du Christ.” Son indiscipline est telle qu’il est souvent en but aux brimades du personnel mais aussi de ses condisciples. Après avoir appris le décès de son père, il s’enfuit et retourne s’installer à Chicago. Il s’y fait recruter par un hôpital pour nettoyer la vaisselle ou les bandages utilisés pour les soins infirmiers, activité qu’il exercera jusqu’à sa retraite en 1963.
Plus jamais, il ne s’exhibera. Les leçons de morale n’ont pas été tout à fait vaines. Henry Darger gardera d’ailleurs l’habitude d’assister à la messe quotidiennement, parfois même jusqu’à 4 ou 5 fois les jours où il était de repos, vivant une vie de réclusion quasiment monastique, ne sortant pas, ne parlant à personne sauf si on lui adressait la parole, auquel cas il se bornait poliment à des appréciations météorologiques. Mais il arrivait qu’on le surprenne en pleine querelle imaginaire, usant des différents registres de sa voix pour interpréter des personnages parmi lesquels une religieuse qui vitupérait contre lui. On ne lui connait qu’un seul ami, William Scholder avec lequel il s’investit dans des œuvres de charité dédiées aux enfants abandonnés ou maltraités.
En 1972, vieux et infirme, Darger est accueilli par les Petites Sœurs des Pauvres dans une maison de soins infirmiers de Chicago où il meurt l’année suivante.
Dans sa chambre, tous les espaces libres étaient cloués de photos de fillettes, découpées dans des magazines, des journaux et des livres à colorier. Il y avait des clichés des sœurs Dionne, des quintuplées que le gouvernement canadien avait retiré à leurs parents au motif qu’il les exploitaient commercialement ; des photos de la fille Coppertone, motif publicitaire pour une marque de lotion bronzante où l’on voyait un petit chien abaisser le maillot de bain d’une fillette, ce qui soulignait la différence entre sa peau blanche et son corps bronzé ; de nombreuses illustrations tirées d’un strip-comic populaire, Little Annie Roonie, contant les aventures d’une orpheline cherchant à échapper à l’emprise de sa cruelle tutrice légale et à venger son père, un policier tué lors d’une bagarre.
Ces illustrations constituent la matière première du travail créatif de Darger. Il décalque ou découpe les silhouettes des jeunes filles, les couche soigneusement dans des albums, les colore, les multiplie, les déshabille, leur greffe un pénis. Bientôt, il les soumettra à d’innombrables sévices mais pour l’heure, il les clone, leur crée des soeurs, des cousines, assemble ainsi toute une jeunesse qui va nourrir son œuvre. C’est sa famille. La seule. Celle que son logeur découvrira quand Henry Darger aura quitté sa chambre. Car quelles que soient les motifs de la masturbation compulsive qui avait justifié son renvoi du foyer où son père l’avait fait admettre, il faut ici constater qu’il ne tirera jamais d’autre plaisir que de lui-même. Jamais il ne trouvera d’âme sœur. C’est un solitaire, un isolé, qui dans le secret de sa chambre s’emploie à négocier avec ses pulsions et trouve dans les magazines le support de ses fantasmes. Les silhouettes qu’il y découpe cessent d’être les locataires des comic-strips ramassés dans les poubelles. Elles habitent dorénavant sa chambre et partagent son existence. Elles vont peupler trois énormes volumes de 300 compositions qu’on déplie et qui se présentent comme de longues fresques colorées mêlant collages, dessins, rehauts d’aquarelle. Ce travail pictural, qui fait considérer Henry Darger comme un éminent représentant de l’art Brut, illustre une oeuvre littéraire dactylographiée intitulée The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion.
The Realms of the Unreal (“Dans les royaumes de l’irréel”) est le récit épique de sept petites filles, les Vivian Girls, princesses du royaume d’Abiennia que convoite le sinistre John Manley, à la tête du domaine de Glandelia. Celui-ci cherche à réduire en esclavage les enfants d’Abbiennia dont les Vivian Girls soutiennent la rébellion acharnée, aidée par les Angelinians, des légions de fillettes prépubères, la plupart du temps nues et pourvues de pénis. Nombre de celles-ci seront pendues, étranglées ou éviscérées par les troupes de Manley avant que la révolte ne triomphe au terme de plus de 15 000 pages qui mêlent au thème principal différents récits concernant notamment la guerre de Sécession.
Les décennies de travail qu’on exigé cette oeuvre, la somme qu’elle représente, mais aussi sa crudité, la fréquence des sévices qui y sont illustrés et décrits, le manichéisme qui s’en dégage en faisant se disputer le monde des enfants et celui des adultes, l’impuissance et la force, l’innocence et le Mal, le protestantisme et le catholicisme déchu, tout cela laisse entrevoir la puissance archaïque du monde fantasmatique dans lequel Henry Darger se débattait. Un traducteur l’a bien rendu en y voyant la guerre entre les Angéliques et les Hormonaux.
Cela ne suffit pas à à comprendre quel homme il fût. Les 5000 pages que lui-même consacra à son autobiographie forment une longue suite de vaines digressions et apportent peu d’éclaircissements sur une vie monotone marquée par les rituels. Son obsession pour les fillettes est un fil qu’on a voulu suivre pour s’orienter dans ce labyrinthe. En étudiant The Realms of the Unreal, Michael Bonesteel, historien de l’art, a ainsi trouvé d’étranges similitudes entre l’une des héroïnes, Annie Aronburg, à la tête de la révolte des enfants, et une fillette, Elsie Paroublek, élevée et retrouvée noyée à Chicago en 1911. Le portrait d’Annie Aronburg par Darger montre une jeune fille un peu plus âgée que celle-là mais portant un ruban et un collier semblables à ceux qu’on voyait sur une photographie d’elle publiée alors par la presse. Michael Bonesteel a par ailleurs noté que la disparition d’un exemplaire de cette photo, que Darger avait en sa possession, l’avait énormément perturbé. Il n’en fallait pas davantage pour que John M. Mac Gregor, également critique d’art mais par ailleurs psychologue et biographe de Darger, suggère que celui-ci pourrait avoir été l’assassin de la fillette.
La disparition de la coupure de presse concernant Elsie Paroubek a certes influencé la rédaction de The Realms of the Unreal. Espérant qu’on la lui rapporte, Darger invoque Dieu, lui impose des dates limites, brandit plusieurs ultimatums successifs. En vain. Dieu ne répond pas. The Story of the Vivian Girls change dès lors de ton. Les Glandelinians commencent de massacrer les fillettes. Ils les attachent nues et leur posent sur leur ventre des pelletées de braises brûlantes. Ils en étranglent d’autres, leur sectionnent la langue et les découpent en morceaux qu’ils forcent d’autres enfant à avaler. Ces fantasmes archaïques témoignent de la rage et de la colère presque infantile qu’on peut éprouver face au sentiment de dépossession bien plus que de la culpabilité de l’assassin dont Darger n’avait pas le profil. Peut-être la mort de sa mère l’avait-elle d’ailleurs rendu particulièrement sensible aux disparitions et permet-elle aussi d’expliquer en partie son incapacité à se séparer de ce qu’il amassait.
Une autre interprétation a été suggérée par Jim Elledge, critique d’art, par ailleurs gay. Pour lui, Darger a grandi dans un quartier de Chicago où fleurissait la prostitution et où il aurait au des relations homosexuelles précoces. Comme l’Angleterre, l’Amérique de l’époque était farouchement puritaine, climat qui laisse imaginer le traitement qu’on pouvait réserver aux déviants sexuels dans les établissements éducatifs. Son évangélisation fut un obstacle durable à l’expression de sa sexualité qui ne se fit plus qu’à travers le dessins de créatures trans-genre. Bien qu’Elledge me semble tirer la couverture à lui, force est de reconnaître que son interprétation rend bien compte du caractère androgyne des créatures de Darger, qu’il considère comme des garçons habillés en fille et non comme des fillettes pourvues de pénis. Il suppose également que Scholder fut en fait l’amant de Darger et non simplement son ami. Mais si tel avait été le cas, et si donc, son homosexualité avait pu s’exprimer, son oeuvre aurait-elle témoigné de tant de violence ? S’il a aimé éviscérer certaines de ses héroïnes, c’est plutôt parce qu’il n’avait lui-même rien dans le ventre, j’entends pas là qu’il était resté totalement soumis à l’autorité. Et je comprends son addiction aux offices religieux comme un incessant rituel magique destiné à conjurer toute risque d’apparition de son inclination sexuelle.
Cette soumission à l’autorité caractérise aussi en partie son imagination graphique. C’est recopiées, découpées, collées que les silhouettes qu’il trouve dans les journaux s’insèrent dans de vastes fresques colorées et enrichies de détails poétiques ou morbides dont la maladresse d’exécution accroît le pouvoir de séduction. Extraite des magazines, cette production permettait à Darger d’entretenir un lien presque fétichiste avec les modèles qui l’inspiraient.
On a aussi trouvé dans sa chambre une série de carnets détaillant l’ensemble des offices religieux auxquels il avait assisté, le détail des combats qu’il menait régulièrement contre une pelote de ficelle, ainsi qu’un relevé méticuleux des bulletins météo qu’il consacra 10 ans de sa vie à consigner quotidiennement et à comparer avec le temps qu’il faisait. Quelle persévérance servile et quelle abnégation face au monde !
L’Art Brut a ainsi mis en lumière nombre de ces artistes habitués des institutions médico-sociales. Enfant, Henry Darger y fut considéré comme fou. Aujourd’hui, on voit en lui un génie méconnu. L’épitaphe qu’on peut lire sur la pierre tombale que son logeur a fait installer près de la fosse commune où il fut enterré au All Saints Cemetery de Des Plaines indique : “Henry Danger, 1892-1973, Artiste, Protecteur des enfants.” Autant de facettes diverses, autant de pistes ouvertes. Certaines se rejoignent. « Le fou copie l’artiste et l’artiste ressemble au fou » a écrit André Malraux. La plus féconde pour découvrir Darger reste son œuvre graphique qu’il faut absolument découvrir.
Pierre-André Dupire






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