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Karim Marrakchi, l’expressionniste joyeux

  • pierre-andré dupire
  • 2 oct. 2015
  • 4 min de lecture

Marrakech, mars 2014 / San Francisco, mai 2016

“Sous la forme de l’homme, il n’y a aucune bête qu’on ne puisse reconnaître. Il y a l’homme oiseau, l’homme mouton, l’homme loup. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal”, disait Denis Diderot.

Dans le bestiaire dont son œuvre est dotée, Karim Marrakchi semble avoir partie liée avec les chats. Ceux-ci se sont installés depuis longtemps dans ses toiles et lorsqu’ils n’en sont pas qu’un détail dans l’organisation générale, ils l’occupent entièrement. Dans l’un de ses tableaux, ils vont même par deux. Cette constance n’est pas le fruit du hasard mais le signe d’une accointance profonde entre l’artiste et l’animal.

Karim Marrakchi vit à Casablanca. Il est architecte avant d’être peintre. Mais au fond, il était déjà peintre avant de devenir architecte. Il est de ces hommes qui refusent de se laisser enfermer dans une activité. Architecte, il a tenu à être en même temps promoteur. C’était affirmer son indépendance. Mais ce n’était pas assez. Il lui fallait la toile blanche pour se sentir davantage libre. C’est face à elle qu’il peut le mieux ressentir le souffle vital et affirmer son refus décidé du conformisme. Car nul ne lui fera faire ce qu’il n’a décidé. C’est ainsi que s’exprime chez lui l’instinct de vie. Il est de ces êtres qu’on ne peut dresser. De là nait sans doute le sentiment de fraternité qui le lie au chat.

Pour autant, il ne se retire pas du monde. Il aime recevoir. Il est d’ailleurs affable, drôle, courtois, disert. Mais comme le chat, il observe et enregistre, et ses toiles reflètent le regard acéré et critique qu’il jette sur la société. Il y a de l’équilibrisme dans cette oscillation entre deux états mais c’est à ce prix qu’il peut s’installer devant son chevalet et, comme un chat, retomber sur ses pieds. Sur ses doigts, devrait-on dire, puisque, attaché à donner une expression immédiate à ses émotions et ayant rejeté ce médium qu’est le pinceau, c’est avec les doigts qu’il lui arrive de peindre aujourd’hui.

L’œuvre de Marrakchi dénote et surprend dans le paysage artistique marocain. Au fil des années, sa peinture s’est progressivement affranchie des normes à la mode et il a pris ses distances avec des conventions qui ont longtemps bridé son imagination. Car c’est d’abord contre son propre académisme que cette lutte avait été engagée. Prisonnier de l’opposition entre la peinture et l’architecture, il vivait un dilemme qui l’a profondément marqué. Parvenu à le résoudre, il s’emploie aujourd’hui à se renouveler de manière permanente, dans une sorte d’effusion provocatrice que le mot d’expressionisme joyeux me semble bien traduire.

Le témoignage de cette lutte intime, on le trouve simultanément dans sa démarche technique. Sur la toile blanche, le peintre commence par esquisser quelques formes aux traits fins et élégants, dessins préparatoires qui vont bientôt disparaître sous la couleur fiévreusement étalée. Comme Gustav Klimt, qui dessinait avec une précision presque obsessionnelle les corps qu’il recouvrait ensuite d’une feuille d’or, Karim Marrakchi inscrit au crayon l’épure précise de ce qu’il projette et en masque ensuite la perfection formelle sous la matière picturale. Son geste a quelque chose de convulsif. Qui le verrait d’ailleurs au travail devant ses toiles ne le reconnaîtrait pas. Peindre est un acte qui, comme la prière, engage l’être tout entier, son corps, son âme et son esprit. Ivre de peinture, Karim Marrakchi hurle avec les chats dans la nuit, griffe les toiles, ouvre la porte des basses cours, libère les chiens de leurs chaînes, aimerait les voir disparaître, s’étonne qu’ils hésitent, trop attachés à leur servitude pour décider de s’en affranchir, leur pardonne pourtant et, quoiqu’ils décident de faire, continue de faire de la liberté son seul idéal. Les limites, toutes les limites, celles du dessin, celles du crayon ou du pinceau, celles du médium lui-même, ne sont là que pour être transgressées.

L’artiste s’impose ainsi lui-même la contradiction et on ne peut qu’être sensible à l’urgence avec laquelle il cherche alors à nous faire part de sa résolution. Dans son effort pour se dépasser, il prend pour tremplin les plus grands des maîtres, convoque Velasquez, Matisse, Picasso, Munch, cherche l’affrontement avec eux. Il le fait sans forfanterie mais très effrontément, comme un élève, trop doué pour n’être pas turbulent, provoquerait ses pairs dans la cour de l’école. Se mesurer à eux, c’est moins vouloir leur faire la leçon que s’assurer qu’il a tout retenu des leurs.

S’il peut ainsi compter sur quelques guides dans sa quête, il a surtout des complices. On les trouve dans son bestiaire, qui, au delà des chats, est nombreux. Sa peinture est une procréation qui mêle les espèces les plus diverses. Toute son œuvre est emplie d’animaux. On y trouve ceux auxquels le fabuliste confie la charge d’incarner les travers des hommes, ceux auxquels l’enfant timide confie ses secrets, le chien qu’on emmène se promener dans son pays imaginaire, le ver de terre qui pourrait bien s’avérer être un grand gourou, l’oiseau de feu… Ah ! Les oiseaux ! Dans certain tableau de l’artiste, il est une région où les anges s’amusent avec les eux mais on les trouve aussi fréquemment, fendant l’espace de la toile, ailes largement déployées, comme un signe, un message, un rappel, un encouragement. Dans l’un de ses textes, Rêves, Karim Marrakchi évoque Icare et l’albatros, double incarnation du vol vers l’absolu et de l’exil sur la terre, opposition entre le poète et le monde, les aspirations idéales et la triste matérialité des choses.

Ce poète, c’est évidemment lui, cherchant à s’extraire de l’infernale combinaison de bruit et de fureur qu’est la ville, s’étonnant de la violence comme de la frivolité des hommes, s’échauffant contre leurs combinaisons de lâcheté et de dérobade, rêvant du paradis perdu. On devine chez lui la permanence de cette aube promise, de cet éden qu’on imagine sans cesse pouvoir retrouver et qui apparaît dans la nuit des rêves. Il en cherche l’accès, il en essaie touts les clés. Parmi celles-ci, il en est une et une seule qui lui paraît convenir, c’est l’Art.

Pierre-André Dupire

Exposition du 20 octobre au 10 novembre. 11 heures à 20 heures.

9 rue Aït Bouremez, CIL, Casablanca

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