Key Largo / Floride
- pierre-andré dupire
- 10 oct. 2016
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 déc. 2019
Key Largo, 28 septembre 2016
Gustave Flaubert avait raison de définir le moustique comme “plus dangereux que n’importe quelle bête féroce.”(1) Le moustique est en effet redoutable, surtout Aedes Aegypti, espèce à laquelle on doit la prolifération du chikungunya, de la dengue, de la fièvre jaune. Qui voyage dans un pays infesté doit résolument s’interdire toute rencontre avec des moustiques femelles et préférer les mâles comme compagnons de chambre. Ils sont inoffensifs.
Ce conseil avisé qu’on trouve aujourd’hui dans tout bon guide touristique s’adresse particulièrement aux femmes enceintes car Aedes Aegypti héberge Zika, virus au nom plaisant mais qui peut affecter sévèrement le développement de l’embryon humain. On recommande donc aux futures mamans de s’enfermer en gardant soigneusement closes portes et fenêtres. C’est là les condamner à de bien mornes tâches dont elle se plaignent amèrement. Elles ne sont pas les seules. Le guide touristique moderne fait aussi le désespoir des organisateurs de voyages dont la Floride est depuis belle lurette l’une des destinations privilégiées.
Car si les amateurs de plongée sous-marine et les photographes amateurs de couchers de soleil découpant la silhouette gracile des cocotiers sur les plages ont en commun leur goût pour les charmes de la région, Aedes Aegypti y a aussi succombé. Il faut prendre ce mot dans son sens métaphorique. En effet, l’eau est partout présente en Floride et elle est au moustique ce que l’incubateur est à la start-up ou la couveuse au poussin. C’est dans l’eau stagnante qu’il y pond ses œufs; c’est là qu’ils se développent; c’est là qu’ils peuvent éclore. Devenue une destination privilégiée pour les couples de moustiques, la région commence ainsi d’être un répulsif pour les amoureux en mal d’exotisme.
Cela ne fait pas l’affaire des professionnels du tourisme qui faisaient leur miel de ces toutes les lunes qu’ils proposaient à ces voyageurs. Ils sont donc les premiers à encourager la lutte qui s’est engagée contre le culicidé. Fort de son expérience en ce domaine, le Département de lutte contre les moustiques des Keys, ce chapelet d’îles qui prolonge au sud la Floride, a choisi de tuer dans l’œuf toute velléité d’agression plutôt que de courir derrière des moustiques adultes et donc volants. Les communautés locales ont été invitées à soutenir cet effort d’éradication en détruisant les gites larvaires. Hélas ! Vider les seaux, les bidons, les pots de fleurs, les gouttières et les pneus usés est chose facile. Mais le climat tropical du sud de la Floride où il pleut fréquemment durant les mois d’été rend cette mission décourageante. L’exterminateur se prend bientôt pour Sysiphe. Sans sa montagne, car la Floride est une contrée sans reliefs. Accablé, il s’effondre alors sur la chaise à bascule qui se balance sous l’auvent de sa maison coloniale. C’est précisément là que le moustique l’attaque.
Aussi les autorités sanitaires procèdent-elles à des pulvérisations d’insecticide sur les sites de ponte. Mais la Floride n’étant au fond qu’un immense marécage partiellement asséché, il faut multiplier ces épandages sanitaires. Il est arrivé cette année qu’ils soient effectués alors que les jeunes élèves de Key Largo, ville rendue célèbre par un film de John Huston réunissant Lauren Bacall et Humphrey Bogart, se rendaient à leur école. Leurs mères s’en sont émues. L’une d’elles, qui se trouvait dans son jardin lorsque l’avion cracha le produit sanitaire, se mit à tousser. Respirant difficilement, les yeux irrités, elle se mit à se gratter pendant des heures comme si un moustique l’eût piquée. Elle songea que le remède était peut-être pire que la femelle.
Il est vrai que le produit incriminé, le Dibrom, renferme du Naled, ingrédient que beaucoup d’experts jugent dangereux et dont la commission européenne a strictement interdit l’usage. On a démontré qu’il affectait sérieusement le développement cérébral du cochon d’Inde. On ne sait encore quelles conséquences il peut avoir sur celui des élèves de Key Largo. Mais leurs mères ont d’ores et déjà prévu d’aller exprimer leur mécontentement lors du prochain conseil municipal de la ville. Elles entendent qu’on ne répande le Dibrom qu’en dehors des périodes où leurs enfants circulent entre l’école et la maison. Sans doute ont-elles tort de ne pas en exiger l’interdiction. On voit par là qu’on ne comprend pas de la même façon la notion de risque en Europe et outre Atlantique.
Pierre-André Dupire
(1) Dictionnaire des idées reçues. Gustave Flaubert.
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