Le mémorial de Lafayette / Californie
- pierre-andré dupire
- 6 juin 2015
- 3 min de lecture
Lafayette, 31 mai 2015
Lorsqu’on va de Pitsburg à San Francisco par le train, on aperçoit depuis la gare de Lafayette, une colline plantée de croix blanches. Leur nombre évoque immédiatement un cimetière militaire mais le désordre de leur répartition est tel qu’on reste sur une interrogation durable à laquelle j’ai voulu trouver réponse en me rendant sur place. J’étais cette fois en voiture et me suis garé sur l’immense parking desservant la gare de La Fayette qui, en ce dimanche, était vide.
Au-delà du parking, de l’autre côté de Deer Hill Road qui longe les voies ferrées, une butte herbeuse s’élève jusqu’à un replat planté de pins. C’est sur ce sol pentu qu’en 2006, voulant dénoncer l’intervention américaine en Irak, un vétéran de la guerre du Vietnam, Jeff Heaton, entreprit son travail de plantation à la mémoire des soldats tués dans le conflit. Le tertre est aujourd’hui ensemencé de milliers de misérables croix de bois peintes de blanc. Il a la sobriété des cimetières militaires mais n’est qu’un immense cénotaphe dédié à la mémoire des soldats.
Conscient que son installation, bien visible depuis la gare, n’allait pas susciter que la sympathie des pacifistes, Jeff Heaton prit grand soin de lui conférer l’aspect le plus neutre possible en disposant au sommet du tertre en guise d’unique épitaphe un panneau présentant au fil des jours le nombre des décès enregistrés par le ministère de la défense américain. Ce tableau de décompte objectif n’enlève rien à la dimension dénonciatrice du mémorial et ne suffit pas à en détourner l’hostilité des militaristes. A peine les premières croix furent-elles fichées en terre que des vandales vinrent les arracher. Au fond, nul n’était dupe. Pacifistes et militaristes ressentaient pareillement les sentiments d’inanité et de culpabilité suscités par l’installation. C’était là son objectif et il fut largement atteint. Les dégradations sont aujourd’hui moins fréquentes mais le macabre décompte n’a pas cessé. Après l’Irak, c’est du coût humain de l’engagement américain en Afghanistan qu’a voulu témoigner le mémorial et lors de ma visite, le tableau affichait 6981 décès, bilan provisoire puisque l’engagement militaire des États-Unis n’est pas totalement terminé.
L’espace du tertre étant limité, on ne compte que deux à trois mille croix. Le mémorial est donc comme un iceberg. La majeure partie de ce qu’il évoque est cachée. De loin, l’œil ne distingue rien. Les croix semblent anonymes. Quand on s’approche, on voit sur certaines d’entre elles un symbole religieux: l’étoile de David, le croissant arabe, la roue de la destinée hindouiste, signes différents qui parlent ici à l’unisson.
Je suis passé là quelques jours après le Mémorial Day, manifestation nationale à la mémoire des vétérans des guerres américaines. En bas de cette colline inspirée, quelques croix avaient été fleuries. Sur d’autres, j’ai pu lire, ensachés dans une enveloppe de plastique, le nom, le matricule, l’affectation et le lieu de décès de soldats. Ça et là, on avait punaisé la photo d’un conscrit. Ces croix ainsi personnalisées faisaient comme une espèce de guillemets au dense texte qu’elles encadrent, longue citation à l’ordre du mérite militaire.
C’est sans doute cette forme d’appropriation qui a progressivement contribué à faire taire les opposants au mémorial. Les bénévoles ont donc continué de planter des croix sur ce paysage investi sentimentalement par la ferveur populaire.
La contestation la plus virulente vient aujourd’hui des propriétaires alentours qui estiment que la présence de cette installation déprécie la valeur de leur propriété et qui attendent des jours meilleurs pour en envisager la vente. Qu’ils se rassurent : alors que le prix moyen d’une maison à San Francisco tourne autour de 750 000 dollars, il s’établit à Lafayette bien au-delà. Et ce monument n’est pas fait pour durer. Une fois disparu, les riverains reviendront de la gare de Lafayette le cœur plus léger et les poches mieux remplies.
Pierre-André Dupire



Commentaires