Lee Godie, autoportraits / Chicago
- pierre-andré dupire
- 4 juil. 2016
- 4 min de lecture
Chicago, 14 mai 2016
C’est à Chicago que j’ai découvert, l’exposition du travail de Lee Godie, présenté à l’Intuit, attachant musée des arts marginaux situé sur la North Milwaukee Avenue. Outre quelques tableaux, on peut y voir plus de 50 autoportraits offrant un aperçu intéressant de la production de cette artiste singulière.
Portraits de femme au style enfantin, ses œuvres peintes contredisent brutalement sa prétention à être une impressionniste plus talentueuse que Paul Cézanne (sic). S’ils étaient présentés individuellement, ses autoportraits n’auraient guère non plus d’intérêt. Mais côte à côte, ils laissent entrevoir le sens plus profond d’un travail qui s’inscrit parfaitement dans ce passe-temps post-moderne qu’est le questionnement sur l’identité. Dans ce domaine, la photographe Cindy Shermann excelle et on pense évidemment à elle en découvrant les autoportraits de Lee Godie dont la démarche n’atteint toutefois pas la même dimension critique vis-à-vis de la société contemporaine et de ses modes de représentation.
Lee Godie est une artiste autodidacte. Elle s’est fait connaître à Chicago vers la fin des années 1960. Installée au centre ville, elle vivait dans la rue ou dans des abris provisoires, dormait dehors sur un banc de béton par tous les temps, enveloppée tantôt d’un manteau de fourrure, tantôt d’une toge mais aussi parfois de hardes malodorantes et serrant contre elle le porte-documents dans lequel elle conservait son travail. Elle entreposait sa garde-robe et ses fournitures artistiques dans des casiers de grands magasins, se lavait dans des hôtels borgnes et utilisait les cabines Photomaton des gares routières pour se prendre en photo.
De sa vie antérieure, on sait peu de choses. Mariée deux fois, elle aurait eu 3 enfants et la mort de l’un ou de deux d’entre eux aurait bouleversé sa vie. Mais c’est en sortant d’une exposition sur l’impressionnisme organisée à l’Art Institute de Chicago que Lee Godie a radicalement changé. Dès ce moment, elle s’est revendiquée comme artiste impressionniste, se déclarant bien supérieure à Cézanne et inventant une mythologie personnelle dans laquelle sa propre histoire s’est fondue. C’était en 1968. Elle avait alors 60 ans.
Jusqu’en 1990, elle a passé son temps à colporter son travail, s’installant sur les marches des musées, proposant ses toiles, ses dessins et ses photographies aux étudiants et aux passants de la Michigan Avenue. Elle mêlait des aspects rituels à ses transactions avec ses clients auxquels elle vendait ses peintures pour quelques dollars en chantant et en dansant. D’un caractère difficile, elle refermait son carton à dessin lorsque son public ne lui plaisait pas. Atteinte de démence, placée sous la tutelle de l’une de ses filles qui l’avait retrouvée en 1988 sans l’avoir revue depuis l’âge de ses 3 ans, Lee Godie s’est éteinte dans un centre de soins en 1994 à l’âge de 85 ans.
De nombreuses expositions ont depuis présenté son travail qu’on peut retrouver dans les collections permanentes du Museum of American Folk Art à New York, au Milwaukee Art Museum, à l’Arkansas Arts Center, au Smithsonian American Art Museum ainsi qu’au Museum of Contemporary Art de Chicago.
C’est dire que Lee Godie est parvenue à rendre réel le mythe de l’artiste exceptionnelle qu’elle avait elle-même créé. Une vingtaine d’années d’errance dans les rues de Chicago en ont fait une des légendes durables de la ville.
Artiste sans résidence, elle trouvait dans les cabines photographiques l’espace de liberté où réaliser ses autoportraits. Là, habillée de fourrures, parée de bijoux, arborant chapeaux et accessoires achetés le jour même au magasin Woolworths avec l’argent de ses ventes de la veille, elle posait à la manière des modèles de magazines de luxe, teignant parfois son propre visage avec du thé pour contrefaire l’utilisation d’un produit auto-bronzant. Elle retouchait ensuite les photos, ajoutant ici quelques touches de couleur sur ses ongles ou ses lèvres, retouchant ses sourcils, effaçant des détails, ajoutant quelques mots ou son propre nom, se baptisant en somme, et cousant parfois les clichés ensemble comme pour réunir les pièces d’un puzzle.
Quels que soient les efforts ainsi faits pour accéder ainsi au destin d’une icône de magazine, ses autoportraits témoignent de la tension qui existait entre son aspiration imaginaire et la vie qu’elle menait : celle d’une sans abri, vivant misérablement. Son maquillage et ses accessoires de luxe ne dissimulent rien de cette réalité. Ils ne font au contraire que la souligner.
Ce goût compulsif pour l’autoportrait ne laisse d’interroger. Faut-il n’y voir qu’une forme d’évasion, l’expression d’une liberté qui ne pouvait s’exprimer que dans l’intimité de la cabine photo ? Ou bien un procès à huis clos auquel l’artiste se convoquait elle-même ? Que cachent alors les images de cette femme sophistiquée au regard qu’on devine parfois perdu dans quelque songe intérieur et dans le ressassement de rêves de grandeur et d’élégance.
Je l’ai dit plus haut : isolément, ces autoportraits n’ont guère d’intérêt. C’est leur nombre et leur effet cumulatif qui impressionnent le visiteur. Ils constituent une série qui correspond aux objectifs initiaux du Photomaton, conçu pour la photo d’identité industrielle. Mais celui-ci n’est pas qu’un simple dispositif de prise de vue. Il offre aux utilisateurs un espace intermédiaire entre scène publique et recueillement privé et ouvre la voie à la recherche introspective.
Dans son livre The Presentation of Self in Everyday Life (1959), le sociologue américain Erving Goffman analysait la représentation de soi qu’on offre aux autres. C’est pour ceux-ci qu’on s’habille dans la rue, en s’efforçant de répondre aux normes collectives. A l’opposé, l’intimité de la cabine photo offre un espace de gestion de sa propre individualité face au monde qui permettait à Lee Godie de donner une représentation d’elle-même plus conforme à ses désirs et de congédier les fantômes importuns qui d’ordinaire pouvaient s’imposer à elle.
Pierre-André Dupire
Lee Godie : Self Portraits
Exposition jusqu’au 5 juillet 2016
Intuit : The Center for Intuitive and Outsider Art
756 N Milwaukee Avenue Chicago #gallery-344-4 { margin: auto; } #gallery-344-4 .gallery-item { float: left; margin-top: 10px; text-align: center; width: 20%; } #gallery-344-4 img { border: 2px solid #cfcfcf; } #gallery-344-4 .gallery-caption { margin-left: 0; } /* see gallery_shortcode() in wp-includes/media.php */








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